
J’ai tellement peu écrit dans le blog du journal « Le Monde » – quand il existait encore – entre septembre 2015 et juin 2019, que je reste surpris que ce soit le mur de mon application « facebook » qui me serve d’aide-mémoire. La décision de conserver le titre de « Mémoire d’Europe » après sa récupération, semble dissimuler le fait que je néglige d’y inscrire, ou d’y réinscrire, les souvenirs perdus ou simplement épinglés en quelques mots rapides, jetés à la hâte.
« Il y a deux ans ». Je commence un peu comme le titre d’un roman ou le scénario d’un film. Et c’est bien d’un film dont il s’agit, en effet !
Je reprends l’intégralité de la note du 23 janvier 2018 qui me fait l’effet d’un boomerang :
« Avant-première au cinéma Star de Strasbourg. « Une Saison en France » de et en présence de Mahamat Saleh Haroun, avec Eriq Ebouaney, Sandrine Bonnaire « le plus beau sourire de France », ainsi que Aalayna Lys et Ibrahim Burama Darboe, deux merveilleux enfants, pris sans effroi dans une action qui va pourtant bien au-delà d’eux-mêmes…
Je dois écrire plus et mieux, un peu plus tard, parce que, au-delà du film remarquable, chacun est concerné, pris, interrogé.
Mais pour l’instant, il reste l’émotion et quelques mots : la dignité jusqu’à la disparition, ou mieux : à l’épreuve de la disparition. La terre en partage et la solidarité…que ce soit dans un appartement – où la vie reprend ses droits et où règne l’amour – ou dans une « Jungle nettoyée » où le droit d’effacer les traces les plus modestes ne semble plus rien signifier.
Mahamat Saleh Haroun est ministre du développement touristique, de la culture et de l’artisanat du Tchad depuis le 5 février 2017. » 
Ainsi va l’émotion. J’avais bien entendu tout oublié de ce propos immédiat. Et je n’avais pas écrit une phrase de plus, comme je semblais pourtant m’y engager, mais les photographies du film et les quelques images animées que j’avais enregistrées sur mon téléphone portable à ce moment-là, sont restées intactes dans le disque dur où je les avais engrangées.
Rien ne meurt dans l’espace numérique tant que l’on reste le gardien solitaire des pixels qui convertissent nos joies et nos angoisses en données chiffrées.
« A l’écoute de la rumeur du monde ». Ce sont les mots de l’auteur, qui côtoyait le sourire de son actrice et qui évoquait le souci d’Humanité et de Partage qui avait marqué son intention créatrice.

J’ai regardé, un peu incrédule, mais certainement par ennui, il y a quelques jours, ou plutôt il y a quelques nuits, l’un des épisodes d’une série qui vacille entre grand-guignol et recherche d’une inscription sociale de crimes ponctués d’ésotérisme : « Les rivières pourpres ».
En voici le résumé :
« Deux adolescents jouent dans un hangar désaffecté et découvrent le corps d’une femme noire dans une mise en scène scabreuse. Un dièse est gravé sur son front. Niemans et Camille orientent leur enquête vers la jungle de migrants située à quelques kilomètres du lieu du crime. Pour eux, l’assassinat puise son origine dans un rituel africain, teinté de vaudou et de mysticisme. Camille infiltre la jungle en se faisant passer pour une bénévole. Elle y fait la connaissance d’un mystérieux médecin qui lui explique que le fameux dièse est la marque d’un démon peul : le Kenbaltyu. »
On peut aisément comprendre, à cette seule lecture, que les scénaristes ont croisé leurs récoltes entre des classiques du roman noir et des récits ethnographiques.
Et pourquoi pas ?
Je ne veux retenir aujourd’hui que la mise en abyme de la « Jungle », d’un film à l’autre. Ceci malgré la volonté politique déclarative qui a contribué, durant les années qui me séparent de cette projection et des deux tournages, à gommer physiquement et mentalement un phénomène d’indignité collective. Une indignité qui relie le continent africain à une île dont les responsables politiques comptent à rebours, en faisant semblant de se réjouir, les jours qui les séparent d’un Brexit trop longtemps manipulé.
Un camp devenu longtemps, trop longtemps, en quelque sorte, une passerelle située entre les démons rampants des ethnies africaines et les démons éclatants de la finance internationale. Du rêve tribal peuplé de tatouages au cannibalisme civilisé peuplé d’ordinateurs !
Sous les cendres d’une actualité implacablement jetée toutes les heures par des chaînes de télévision dites d’information, les invariants humains essentiels sont toujours là. Et les grands cinéastes, comme les feuilletonistes, endossent, parfois paradoxalement sans le savoir, le rôle d’archéologues du présent.
Ils nous aident à souffler sur cette poussière éphémère qui, pourtant, retombera inexorablement sur nos consciences !
En manière de complément, cette critique sensible :
« Dès lors, le regard triste de Yacine et l’énergie irrépressible d’Asma, les enfants d’Abbas, trouvent leur force d’expression. Car ce sont eux qui sont marqués à vie par la cruauté du réel. Ce sera eux qui en écriront l’histoire, ce que fait déjà Yacine dans le film par son récit en voix-off. (… Le titre du plus beau film de Mahamat-Saleh Haroun, Daratt (2006), signifie « saison sèche ». Une saison, c’est le temps à la fois court et suffisant pour faire basculer une vie. Ici, c’est la France qui est sèche. Ce pays a perdu tout sens de l’accueil pour le remplacer par la crainte et le repli. Heureusement, des sourires existent encore, comme celui de Sandrine Bonnaire, qui savent prendre des risques et ouvrir à « des instants de bonheur qui donnent la force d’avancer », des instants partagés avec les indésirables. » Olivier Barlet
Et ce texte de Marcel Griaule extrait de « Dieu d’Eau » en 1948 :
« Les lèvres épaisses parlaient la plus pure langue de Sanga. On ne voyait qu’elles. Elles seules vivaient. Le reste était comme replié, d’autant que dès les premiers mots, la tête s’était penchée vers la terre. Les joues, les pommettes, le front, les paupières n’étaient qu’un seul et même ravage ; ils étaient plissés de cent rides qui leur donnaient un rictus douloureux, comme d’un visage inondé d’une trop grande lumière ou qui recevrait continûment une grêle de pierres. Ils étaient sous le coup d’une décharge à bout portant et les yeux étaient morts. »