Lycanthrope

 

 

En mentionnant il y a maintenant quelques semaines un peu par mégarde l’ouvrage de Vladimir Makanine « La Frayeur », ouvrage que j’ai maintenant terminé, je souhaitais relier deux générations d’écrivains russes, la sienne (fin des années trente) et celle de Viktor Pelevine (le début des années soixante) en me posant la question de la raison pour laquelle tous deux, dans leurs derniers livres, sont tellement attirés par le symbole des transformations nocturnes.  

Je ne l’avais pas mentionné quand je l’ai dévoré…c’est le cas de le dire, mais « Le livre sacré du loup-garou » (Editions Denoël 2009) ne dépare pas les ouvrages précédents, ni le caractère intrigant de leurs titres.

Qu’on en juge : « Critique macédonienne de la pensée française », « La flèche jaune », « La mitrailleuse d’argile » ou « Homo Zapiens ».   

Quelque part vers la fin de son ouvrage, imprégné de la vigueur de la vieillesse, Makanine, Prix Européen de Littérature, a besoin de se situer dans le temps, un peu comme je le fais régulièrement à ma manière, en regardant avec philosophie et souvent empathie le sort de la jeunesse résignée ; celle qui a connu les chemins militaires de la Tchétchénie, ou celle de la jeunesse agitée qui est issue de la nouvelle nomenklatura.  

« Nous autres vieux, ne prétendons à rien. Nous l’avons déjà mangée, notre vanité…et nos dents avec…en même temps que nos patates bleues et germées au fond de la cave. Très peu pour nous. On peut déjà nous enterrer. Un consensus…Nous ne savions même pas pourquoi nous avions quitté nos tanières, avec nos chapeaux démodés et nos bonnets de laine ridicules par un temps pareil. Il est des choses – processus ou conduites – dont nous ignorons la nature…Et vous de même…Personne ne sait. Juste pour voir ces chars rugissants, ces murs carbonisés et criblés de brèches de la Maison…la canonnade…le sang…Et rien d’autre dans le crâne. Nous sommes venus poireauter un moment. Nous sommes venus volontiers, pas pour comprendre. »    

De comprendre, non, il n’est en effet pas question. Les personnages des deux auteurs ne comprennent rien. Ils parlent, ils agissent, ils sortent d‘eux-mêmes, de leur apparence humaine. Ils sont – vieux ou jeunes – des éternels.  

Alabine est sans doute du côté du « Revizor » ou des « Âmes mortes » et A.Huli, la lycanthrope millénaire, du côté d’Orphée. Mais le monde autour d’eux tangue entre le communisme, le post-communisme, le néo-communisme, tandis qu’ils se réfugient eux-mêmes derrière les grands symboles de l’humanité, pour pouvoir survivre.  

L’essence du mépris guide toujours le monde… et ils philosophent. 

Pelevine prend la pause en prétendant que le manuscrit qu’il fait imprimer a été retrouvé sur les données d’un disque dur :  

« Il va de soi que ce texte ne mérite aucune analyse littéraire ou critique sérieuse. Notons néanmoins que l’on y perçoit un méli-mélo tellement dense d’emprunts, d’imitations, de rabâchage et d’allusions (sans même parler de l’insipidité de la langue ou de l’infantilisme de l’auteur) que la question de son authenticité ne se pose même pas à un spécialiste de philologie sérieux : cet écrit n’est intéressant que parce qu’il révèle la profonde déchéance spirituelle de notre société… »  

Nous sommes donc prévenus grâce au procès-verbal d’un commandant de la milice, auquel ont collaboré deux scientifiques patentés et un certain Peldis Charme, présentateur de l’émission « Karaoké sur l’essentiel ».  

People, mafia et espionnage, les trois piliers de la Russie que je regarde de loin, n’étant plus retourné dans ce pays depuis presque quinze ans !  

Au passage je salue Galia Ackerman dont j’ai fait la connaissance il y a dix ans à Strasbourg et Pierre Lorrain pour amener le style de Pelevine à disposition des Français.  

Il est clair que les traducteurs, s’ils sont les premiers à rire, doivent désespérer plus qu’à leur tour ! Mais France Culture a regroupé toutes les émissions dans lesquelles les analyses d’Ackerman sont encore disponibles.  

Comment peut-on aussi bien, au détour d’une phrase, dans la réflexion incongrue d’un personnage qui a connu la Russie de manière continue depuis le Moyen Âge, définir en quelques phrases l’envolée du monde au travers d’un conte universel ? 

« La Petite Khavrochka », un avatar oriental de Cendrillon où la pure petite fille reçoit l’aide d’une vache tachetée que les méchantes sœurs et la marâtre vont tuer… 

« Ce conte traduit une vérité incompréhensible sur ce qu’il y avait de plus triste et de plus mystérieux dans la vie russe. Combien de fois avait-on égorgé cette vache ? Et combien de fois était-elle revenue, tantôt sous forme de pommier magique, tantôt de cerisaie ? Mais où étaient donc passées les pommes ? Impossible de les retrouver. A moins d’appeler les bureaux d’United Fruit ? Mais non, trop tard. United Fruit, c’était le siècle dernier. De nos jours, n’importe quel coup de fil se perd dans le réseau pour parvenir à une société de Gibraltar appartenant à une compagnie des îles Malouines gérée par un avocat d’Amsterdam pour le compte d’un trust au propriétaire anonyme. Lequel propriétaire est connu de tout le monde sur la chaussée Roubliov, où se situent les tanières de luxe des Gros Rats. » 

Comme on dit : ils se reconnaîtront…Bonne nuit avec les loups-garous. 

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