Dimanche 23 mars 2008, en quittant Madrid pour les Pâques

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Je viens de passer un moment important de ma vie. Comme à chaque fois que je peux avoir un dialogue direct avec mes enfants ou avec mes amis, loin de toute obligation.  

Je suis dans une anfractuosité. A chaque fois. Elle me permet une installation temporaire et m’accorde une protection. Que faites-vous là, sinon vous dire qu’il reste encore quelques heures, ou quelques mois, ou quelques années ? 

A chaque voyage, je me demande si j’arriverai à destination. Je me le demande chaque fois un peu plus. Pourtant je n’ai pas peur des avions, ni des taxis, ni des piétons. J’ai juste peur de moi-même. Je ne sais pas si je peux avoir confiance en mon corps, au-delà de l’heure qui vient. Pourtant, c’est heureux, il me laisse dormir. 

Dans l’anfractuosité, en général, il fait chaud. Une protection doit apporter de la chaleur ou à tout le moins une sensation de bien être corporelle. C’est de mon corps que j’ai peur. Dans ce repli du monde, je peux regarder à loisirs tous les autres replis du monde. De mon point de vue. Mes anfractuosités sont toutefois solitaires, malgré le partage. J’aimerais pourtant tellement pouvoir y retrouver une chaleur humaine, à plus long terme. 

Je dois donc considérer de quel espace j’ai encore besoin pour avoir la sensation de repousser la peur. Je n’appartiens pourtant plus au monde qui attend. Je ne vais plus attendre. Je trouve juste qu’il est normal qu’il faille se protéger. Ce n’est pas attentif ; c’est sérieux. Le temps de rechercher l’anfractuosité suivante. 

« Turner parvenait à des paysages parfaits, dans le goût de l’époque : la Tamise et les bateaux sous les Maisons du Parlement. Puis il enduisait le tableau d’une sorte de cire de sa composition. La Tamise se diluait, gluante, la brume bavait ; ça devenait Turner : une gélatine du temps, de la vision arrêtée net. Les témoins en étaient pétrifiés.» Ecrit Marie Darieusecq. L’essence du style.

Quand Modigliani devient le Modigliani qui est entré dans nos têtes. Mais avant, il était aussi passionnant. Je veux dire ses recherches et cette façon de prendre la pierre dans la suite de son ami Brancusi. 

Je ne sais pas toujours comment diluer. Alors je raconte juste ce qui est à portée du rocher où je me suis fixé. L’exposition Modigliani que je viens de visiter est un repère, un jalon. La présence du peintre, de loin en loin, dans des expositions thématiques et le film venu de l’enfance, « Montparnasse 19 » dont j’ai gardé la trace, même si je n’avais que douze ans, ne m’avaient donné que des aperçus partiels.

Merveilleuse exposition partagée entre le Musée Thyssen et  la Fondation Caja Madrid où je trouve aussi bien la proximité avec Cézanne que la photographie de Jeanne Hébuterne, côtoyant ses portraits.  Au point de toucher des proximités entre Boticelli, Parmigiano, Gauguin, Lautrec, sans oublier Zadkine ou Soutine. Et dans la somptuosité des corps, ces rapprochements d’évidence venus de la Vénus d’Urbino avec les femmes dénudées peintes par Kisling, Valadon, voire même Foujita. 

Et entre quatre grands bâtiments qui font vibrer les jaunes et les rouges, un arbre se dresse vers le ciel en traversant l’espace forestier où une bastide se protège d’un mur allongé. Paysage de Cagnes 1919. 

La lumière qui m’aveugle. L’avion qui attend. L’eau qui se ride à la plongée de l’oiseau. Et je peux même proposer un son ; celui d’un récit, un ailleurs qui se propose de doubler l’inexorable marche des insectes de couches, ou les voix brouillées, superposées qui montent d’en bas sans trouver un plafond où s’accrocher. Des sons inutiles qui ne s’adressent à quelqu’un que dans un contexte très local ; dans la proximité, mais que l’espace laisse se diffuser au-delà, pour n’importe qui. Autrement dit pour personne. 

Les petites cellules de temps arrêté. Ce sont souvent des aéroports, parfois des chez-moi empruntés pour quelques heures. J’oublie de célébrer les rares instants où je suis entre des murs où je sais pouvoir réunir autour de ce que je possède, comme on habite une enveloppe, la mienne, avec la peau et la chair.  

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