
Nous savons bien que la naissance des Institutions européennes et en particulier du Conseil de l’Europe prend en compte ces deux même rives que relie le Pont de l’Europe et où se disposent aujourd’hui les résonances fluviales du Jardin voulu en commun par Strasbourg et Kehl, le « Jardin des Deux Rives », dans une interrogation polyglotte du monde. Nous savons aussi que cette Europe là naît sur la résolution du face à face. Et si les citations d’aujourd’hui rejoignent celles des pères fondateurs de l’Europe, c’est en raison de l’espoir que la traversée de la frontière est une valeur d’accueil.
Second temps de la réponse : l’Hospitalité comme valeur européenne

Il existe de nombreux textes fondateurs et on pourrait y adjoindre les discours tout aussi nombreux qui les ont précédés. Mais je suis frappé du fait que lorsque Winston Churchill prend la parole devant des centaines de personnes lors du Congrès européen de la Haye le 7 mai 1948, il s’exprime non seulement en homme d’Etat conscient des équilibres géopolitiques dans lesquels l’Europe renaissante est prise, mais en être humain empathique vis à vis de situations qu’il devine, même s’il ne les a pas vécues lui-même. Ses mots les plus forts restent dirigés vers une restauration de la confiance en l’autre :
D’un tel texte, ne peut-on rapprocher les mots d’Ismail Kadaré, traduits par un de ses compatriotes qui l’a parfaitement servi pour qu’il soit lu des Français, Jusuf Vrioni : « Ce pont-ci est le Pont de l’Europe. A ses fondements mêmes notre continent rejette ses anciens préjugés, ses divisions, ses haines, son intolérance et ses aberrations. Le pont tremble. Les tourments humains le font frémir. C’est la preuve, voyageur, que tu te trouves au cœur de l’Europe. »
« Le président Roosevelt a parlé des quatre libertés, mais celle qui importe le plus aujourd’hui à l’humanité, c’est la délivrance de la peur. Pourquoi toutes ces familles travailleuses doivent-elles être harcelées, d’abord comme par le passé, par des querelles dynastiques et religieuses, ensuite par les ambitions nationalistes, et enfin par le fanatisme idéologique ? Pourquoi seraient-elles enrégimentées maintenant, lancées les unes contre les autres par des formes de tyrannie totalitaire portant des étiquettes diverses, toutes fermentées par des hommes néfastes, qui érigent leur propre prédominance sur la misère et l’assujettissement de leurs semblables ? Les habitants de tous ces milliers d’humbles foyers d’Europe et j’ajoute une bonne partie de ses intellectuels, et les représentants de sa culture, doivent-ils trembler à chaque coup frappé à la porte, et vivre dans la terreur du policier ? »

Si en 1950, le Conseil de l’Europe ouvre à signature un texte qui devient la colonne vertébrale de l’Institution : la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, il revient à des éléments en effet fondamentaux, d’une société de droit qui doit être restaurée dans de nombreux pays issus de l’après guerre, mais qui devra l’être tout autant dans les pays de l’Ouest de l’Europe dont les régimes totalitaires sont restés puissants, jusqu’à la révolution des œillets en 1974 ou la mort de Franco en 1975. Et bien entendu, après la chute des colonels en 1974, lorsque la Grèce doit de nouveau signer cette Convention, ou encore après 1989 quand tomberont d’autres murs déjà lézardés. Ce n’est certes pas un hasard si dix années après ce retour en Europe démocratique de l’Espagne et du Portugal, ce sont les itinéraires de pèlerinage entre la péninsule ibérique et le reste de l’Europe qui constituent le premier thème des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, comme si les grandes et les petites routes qui traversent le continent pour rejoindre les Pyrénées ou bien les routes maritimes de l’Atlantique et de la Méditerranée, une fois restaurées au plus près de leurs valeurs universelles d’origine, signifiaient que l’Hospitalité reprenait son sens en tous les points des axes de circulation où des hommes rendus furieux par le fanatisme, ou restés prisonniers de la peur de l’autre, étaient de nouveau « autorisés » à partager. Ce sont ces valeurs de rencontre, de confrontation et de partage des apports divers des cultures européennes et ces droits restaurés à montrer, à accueillir et à partager qui viendront tout naturellement prendre place dans les textes qui compléteront pour ce qui concerne la culture, l’esprit européen des années quarante.
Depuis 1954 avec la Convention Culturelle Européenne : « Chaque Partie contractante prendra les mesures propres à sauvegarder son apport au patrimoine culturel commun de l’Europe et à en encourager le développement. »… « Chaque Partie contractante devra, dans la mesure du possible, faciliter la circulation et l’échange des personnes ainsi que des objets de valeur culturelle. » Mais encore : « a) encouragera chez ses nationaux l’étude des langues, de l’histoire et de la civilisation des autres Parties contractantes, et offrira à ces dernières sur son territoire des facilités en vue de développer semblables études, et b) s’efforcera de développer l’étude de sa langue ou de ses langues, de son histoire et de sa civilisation sur le territoire des autres Parties contractantes et d’offrir aux nationaux de ces dernières la possibilité de poursuivre semblables études sur son territoire. »
Jusqu’en 2000 avec la Convention Européenne du Paysage : « La diversité et la qualité des valeurs culturelles et naturelles liées aux paysages européens forment un patrimoine commun des Etats européens, ce qui leur impose de prendre en charge ensemble les moyens propres à garantir de façon concertée la protection de ces valeurs…Le paysage est un élément qui touche l’ensemble de la population : l’entretien du paysage appelle un partenariat entre un large éventail d’individus et d’organisations. »
D’où les recommandations : « Prendre en compte systématiquement le paysage dans les politiques de l’Etat en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, dans ses politiques culturelles, environnementale, agricole, socio-économique, ainsi que dans les autres politiques sectorielles pouvant avoir un effet direct ou indirect sur le paysage comme les transports. L’idée qui sous-tend cette disposition est que le paysage n’est pas un thème à considérer comme un domaine spécialisé relevant des affaires publiques. Le paysage peut être touché en bien ou en mal par des mesures pluri-sectorielles. D’où la nécessité que les gouvernements veillent à ce que les objectifs liés au paysage soient pris en compte dans tous les secteurs pertinents de la vie publique. »
Paysage hospitalier pour autant qu’il est reconnu comme une propriété partagée entre aménageurs et usagers.

Et enfin, la Convention sur la valeur du Patrimoine pour la Société en 2005 : « Les Parties s’engagent, à travers l’action des pouvoirs publics et des autres organes compétents :
a. à encourager la réflexion sur l’éthique et sur les méthodes de présentation du patrimoine culturel ainsi que le respect de la diversité des interprétations; b. à établir des processus de conciliation pour gérer de façon équitable les situations où des valeurs contradictoires sont attribuées au même patrimoine par diverses communautés; c. à accroître la connaissance du patrimoine culturel comme une ressource facilitant la coexistence pacifique en promouvant la confiance et la compréhension mutuelle dans une perspective de résolution et de prévention des conflits; » Patrimoine culturel comme lieu même de l’Hospitalité, pour autant qu’il soit l’enjeu non de l’affrontement, mais de la prévention des conflits.
Puisque je reviens sur les Conventions que nous partageons, toutes issues de Strasbourg, j’en reviens également à penser à ce moment particulier – j’arrivais je crois dans la capitale alsacienne – où Catherine Trautmann avait accepté de patronner et d’aider financièrement une rencontre annuelle, suivie d’une sorte de mise en réseau permanente, d’écrivains et d’intellectuels, sous le nom de « Parlement International des Ecrivains ».
Est-il besoin de citer un extrait du discours de la Ministre de la Culture qu’elle était devenue lors de l’inauguration du Pont de l’Europe :
« Qui d’autre que l’écrivain peut écrire la frontière ? Parce que son écriture déjà le constitue comme homme frontière. Frontière entre les mots lâchés et inscrits, bientôt métamorphosés en des millions d’interprétations, dont l’esprit le plus subtil et le plus profond ne peut mesurer la profusion. »
Ce réseau plaçait régulièrement des écrivains persécutés ou proscrits sous la protection- l’Hospitalité – à la fois de leurs collègues et de cette ville où l’Aubette de Jean (Hans) Arp reste le symbole, en plein cœur de la cité rhénane, d’une sorte de fusion des arts et de d’accueil et de toutes les formes de création, dans cette étrange relation entretenue depuis des siècles entre les pays qui ont, à tour de rôle, pris possession des deux rives du Rhin. Salman Rushdie a symbolisé longtemps cet exil politique, poursuivi en permanence par le danger d’un ennemi implacable et multiple et ce besoin d’un « royaume infini de l’imagination, la terre à moitié perdue de la mémoire, les fédérations du cœur à la fois brûlantes et glacées, (…), les nations célestes du désir. » Il n’est pas très étonnant que Christian Salmon ait été l’organisateur de ces rencontres et le fédérateur de ces initiatives, lui qui avait travaillé, au début de sa carrière, comme assistant de Milan Kundera, un autre symbole de l’exil. Le Parlement s’est dissout en 2002 après une visite en Palestine et l’arrêt des subventions, au profit de l’idée de villes refuges. Et si les refuges gardent le même rôle que celui que Strasbourg s’était fixé au début des années quatre-vingt dix, j’ai l’impression que dans les termes employés par Salmon, la protection nécessaire des écrivains aujourd’hui est d’un autre ordre. Je retrouve une interview de 2003 où on sent poindre un nouveau concept de marginalité acceptée. La littérature semble de plus en plus, selon lui, suivre deux chemins, dont le plus évident, celui de la médiatisation, est liée à une nouvelle forme de représentation dramatisée de l’actualité (« Depuis le 11 septembre, nous sommes dans un monde de rumeurs et d’incertitudes, où le discours du pouvoir et des médias, présenté comme la Vérité, se révèle manipulation. ») Il ajoute alors :
« La tâche des artistes est d’être attentif à cette transformation de la langue, et de lutter pour défendre la pluralité et ré-imaginer le monde. Il s’agit aussi de faire entendre les voix inaudibles, marginalisées ou réprimées des continents émergents et des cultures minoritaires. Mais la fiction, qui crée d’autres univers et ébauche d’autres types de relations, est souvent perçue comme une menace. » Ne devons-nous pas réfléchir à la manière de partager l’exil, de mettre l’accueil en meilleure place, comme une valeur sociale permanente en s’appuyant sur le fait que l’expérience du pèlerinage, qui se répand comme une démarche fondamentale autant que comme un effet de mode, est le moment idéal de réfléchir sur la manière de transférer ce que génère un parcours d’exception, le long de chemins européens, pour un autre comportement quotidien de l’accueil, une fois revenus ?
Est-ce que l’Hospitalité n’est pas aussi la valeur qui donne aux voix devenues inaudibles, le moyen de se faire entendre de nouveau ? «
