
Musée d’art moderne de Bruxelles
Il vaut parfois mieux commencer par des souvenirs avant de décrire. Cela permet de prendre la mesure de l’endroit où l’on peut écrire et où l’envie peut naître. Ma journée de dimanche a été longue car j’ai voulu profiter de la ville. C’était important et tout à la fois un moment rare. Je suis venu pour visiter un salon du tourisme, ce qui m’arrive finalement rarement, mais j’ai pensé que disposer d’une journée « libre » était aussi une nécessité.
Au moment où j’écris, un couple âgé qui se trouve près de moi dans ce café de l’avenue de Brouckère a commandé des crêpes accompagnées d’une boule de glace au chocolat. Dans cette ville le chocolat est partout, le pain d’épice et les couques aussi, c’est une loi et un symbole, tout à la foi.
Je reviens d’une exposition que j’avais distinguée parmi d’autres. J’ai déjà dit ailleurs combien la politique d’exposition est importante dans l’attrait touristique contemporain. Mais en même temps je suis conscient que cent tableaux c’est beaucoup trop et que parfois, même deux, cela peut suffire à une visite, si on n’est pas poussé par la foule.
C’est à Bruxelles, au Palais des Beaux Arts, il y a déjà cinq ans, que j’ai pu apprécier au plus haut point la réflexion de Umberto Ecco sur l’œuvre unique. La démonstration en a été faite par un groupe de spécialistes réunis autour du sémiologue et dont le travail a été « modéré » par un autre sémiologue de grand talent, ancien assesseur à la culture de la Ville de Sienne et ancien Recteur de Santa Maria della Scala, Omar Calabrese. L’œuvre en question était la Vénus du Titien, dite « Vénus d’Urbino ». Mais j’y reviendrai certainement dans quelques jours quand je serai à Urbino.
Parfois cependant l’accumulation ordonnée – quand il s’agit d’une rétrospective, apporte beaucoup.
Exposition comme attraction, certes, mais il n’empêche que le seul nom d’Alechinsky est en effet capable d’attirer une certaine foule un dimanche matin au musée d’art moderne. Pas Picasso ou Monet ou Caravage, dont les noms sont souvent introduits subrepticement dans l’affiche d’un thème, afin de gagner des visiteurs. Je me souviens en particulier de cette exposition à Florence au Palazzo…sur les peintres des fleurs et des fruits où l’affiche reproduisait un petit Bacchus du Caravage, portrait élégant et pervers de son compagnon. C’était de fait la seule œuvre du Caravage…et à vrai dire, la seule œuvre importante de l’exposition. Le reste regardait les marchands de tableaux et les antiquaires qui avaient trouvé là une bonne occasion d’augmenter la côte des œuvres par leur introduction dans un lieu d’exposition prestigieux.
Alechinsky donc. J’ai gardé un souvenir bref de cet homme chauve à qui j’avais demandé de dédicacer une affiche de son exposition au CRAC Alsace pour Marie. Au moins j’aurais échangé quelques mots avec lui. Sans importance il est vrai.
Mais l’exposition de Bruxelles me rappelle l’homme ; peut-être plus que l’œuvre, parce que l’épaisseur humaine de l’artiste liée à une minceur de la personne que l’on découvre, sont souvent immédiatement perceptibles. Qui êtes vous donc Monsieur Alechinsky ? Cet artiste belge qui sourit à la fenêtre d’une maison d’artistes en compagnie d’autres artistes; cet homme attentif qui examine un cuivre gravé dans un atelier d’estampes, une sorte de boutique sombre, ou cet homme au crane luisant comme celui d’un moine calligraphe japonais et dont le pinceau trace des signes, avec des ponts entre eux, comme si un papillon coloré avait laissé des paillettes de ses ailes sur un vélin précieux ?
Au premier temps de la peinture, il y a une toile rectangulaire. Horizontale le plus souvent, verticale parfois. Une toile, puis une feuille de papier, puis un livre illustré ou un journal, puis une carte de géographie ou un agenda. Des supports dont nous connaissons la qualité rectangulaire et plus encore l’usage rectangulaire. Un centre et des cases sur le pourtour. Des colonnes. Un ordre informatif. C’est un support. Mais il y a aussi le tapis. C’est un symbole. Parfois une direction de prière, parfois un champ ou un jardin. Et, sur le pourtours, une histoire, une scénographie, des cases, un récit pictural.
Vierges ou déjà structurés par l’impression et l’écriture, ces supports attendent le pinceau ou recherchent l’encre de la plaque de cuivre qui va les épouser. Comme si leur vie bien rangée, leur destin de lecture, devait prendre un autre cours. Comme s’ils avaient attendu le doux contact du pinceau depuis bien longtemps.
Et le tableau qui résume le monde, restreint notre planète à un rectangle ; exactement comme le globe s’aplatit sur la carte pour devenir cette représentation où, à chaque bord, le monde se finit. Le miroir est déformant , mais les oiseaux, les têtes, les paysages, les insectes et les fantômes aplatis, sont bien obligés de chanter, de sourire ou de grimacer devant nous, sans pudeur, car ils sont piégés dans le rectangle où ils s’accumulent comme autant de petites cages formant bordure, motif ou centre. Le peintre les contraint à l’impudeur et nous transforme en voyeur, comme devant une collection naturaliste, sans visiteurs. Tous les embryons dans leur bocal rectangulaire forment une famille…et comme tous les volatiles chantent, c’est bon signe…comme l’écrit Prévert, signe qu’Alechinsky peut signer.
Pourquoi ce sentiment que le tapis reste comme un paradigme, flottant au-dessus de toutes ces œuvres ? J’aime les couleurs d’Alechinsky, celles qu’il met en scène dans les années 80 et jusqu’aujourd’hui. Le bleu, jusqu’à saturation, des figures dont il a livré commande dans certains ministères parisiens parce que Jack Lang les appréciait et plus encore les miracles des rouges et des verts, ces confrontations de traces et d’aplats contrariés, placés au centre du tapis, comme des subversions de l’art coranique ou la spontanéité japonisante du harem dans la cellule des moines.
Peut-être que la Belgique est le seul pays où un homme peut encore, à un certain âge, affirmer sa virilité avec une moustache triomphante et recourbée – la Grèce me montrera qu’un autre pays est également dans ce cas – des favoris bouclés, comme mes deux voisins du café, ou une barbe satanique contrastant avec un crâne chauve, comme Alechinsky. Peut-être en effet.
Dès que le peintre calligraphe on lui demande d’où viennent ses maîtres et d’où lui vient la superbe insouciance ou l’incroyable audace de se mesurer à celui qui connaît, à l’épreuve de sa mort, le poids du pinceau et la force irrémédiable du signe.