Samedi 19 janvier 2008, Bucarest, Tourisme de mémoire, en effet

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Dans une seule journée, la ville de Bucarest déploie vers moi ses arguments historiques et sa douleur, de la photographie au cinéma. 

Il ne s’agit pas tant de vouloir à tous prix abattre les cartes d’un passé qui se résorbe, mais de dire enfin et de montrer. 

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On a déjà beaucoup écrit et vu. Dans la presse et dans les livres, un pays s’est révélé dans une sorte de guerre civile qui a laissé jouer les principaux acteurs sur une scène manipulée par des montreurs de marionnettes : depuis les politiques qui ont opéré un tour de passe-passe, illusionnistes escamotant un groupe du pouvoir communiste au profit d’un autre, jusqu’aux politiques qui ont vraiment cru que le temps était venu de dire la liberté et le pouvoir de la culture, des étudiants qui ont soudain pu pousser des portes fermées, aux intellectuels qui ont retiré leur menottes, et de chacun, soudain moins craintif, occupant un trottoir, puis une chaussée, puis toute une avenue.  Avant que les balles sifflent et que les soldats prennent place. Puis jusqu’à ce qu’ils se retirent…pour un temps. 

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J’ai déjà parlé des cicatrices qui se ferment ou qui se masquent, mais les images disent plus. Pour nous, visiteurs attentifs, mais aussi pour les plus jeunes citoyens roumains qui n’étaient pas là ; qui étaient à peine conscients en raison de leur âge, ou bien encore qui étaient dispersés dans le pays où les changements, les violences ont été mis à distance par une télévision qui ne laissait qu’une fente par où regarder l’exécution capitale. 

Les Architectes Roumains ont voulu rendre un hommage à un de leurs collègues, photographe, témoin, enregistreur, qui a su garder pendant des années des images quotidiennes à l’abri de ses tiroirs. Un quotidien tordu, mais tellement banal, que nous percevons aujourd’hui comme perverti, comme un fruit pourri au milieu d’un champ de ruine, mais qui était la règle, l’usage, le seul horizon. Pourquoi y aurait-il eu espoir ?

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Je dois remercier Zeno Bogdanescu et Claudia Constantinescu de m’avoir ouvert les portes de l’exposition de l’architecte photographe Andrei Pandele qui se déroulait en ce début d’année dans les galeries du Théâtre National. La photographie comme espace de liberté. La photographie comme outil de transmission. Pour quelqu’un, un jour. Je suis heureux d’être ce quelqu’un dans une foule, nombreuse, puisque je sais que l’exposition a été prolongée et qu’elle va circuler.

Le créateur ne parle pas d’esthétique, mais simplement d’un geste, automatique, d’un geste à propos, auxquels il ajoute aujourd’hui des légendes un peu longues, dont certaines provoquent le rire, même une fois traduites en français. Cela me fait souvenir d’un livre que je lisais avec délice dans les années quatre-vingt chez mon amie Tapta Wierusz Kowalski, à Bruxelles : « Quand les Polonais rient aux larmes. »  

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Les larmes sont parfois amères. 

Je regarde ces deux clichés. Celui que je viens de prendre, avec en fond le Musée National d’Art et le bâtiment qui lui fait face et où se trouve aujourd’hui la délégation de l’Union Européenne. On est situé sur la place de la Révolution. Et je lui juxtapose un cliché de Pandele de 1989. Sur cette même place, la « Révolution » a lieu. Je l’écris entre guillemets, par respect pour mes amis Roumains. Une foule a envahi la place, en face du siège de la police politique, à proximité des chars. Les visages sont jeunes, voire très jeunes, aussi jeunes que ceux qui sont envoyés pour réprimer, comme à Prague vingt années plus tôt, ou à Moscou quelques années plus tard. Des jeunes face à face. Et Pandele capte le visage d’un soldat en train de se raser… Et sur les chars, bientôt, les drapeaux roumains seront percés d’un rond vide, qui désigne encore plus fort, par son absence, les marques du communisme. 

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Et Pandele capte tout autant les queues et la surcharge des transports, et le transport des bombonnes de gaz, et les foules évacuées lors de l’arrivée du chef dans le métro et le visage ennuyé de la « savante analphabète » traçant dans sa limousine les avenues bordées de ruines.  

Et tant d’autres, d’une humanité prise au piège de la ville, d’une humanité de quartier, comme Boubat, Ronis, Doisneau ou Cartier-Bresson en ont témoigné pour Paris. 

Mais juste un cran au-dessus. Parce que ce n’est pas de l’art, que ce n’est pas apprêté, que ce n’est pas joué ou mis en scène. Ou alors la mise en scène vient d’encore plus haut ; de celui qui voit tout.  

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Pandele dit simplement :

« Dans le bloc de Drumul Taberei (Ouest de Bucarest). Ma femme se mettait à pleurer de rage et de désespoir, et moi je filais vite sous la douche, car au moment où l’électricité était coupée, il y avait de l’eau chaude. Ils faisaient la même chose avec le chauffage. Ce n’étaient pas des économies, mais un incroyable gaspillage. Le vrai message, c’était « vous êtes à notre merci ». C’est comme ça que j’ai commencé à faire, pour moi, une espèce de journal de mémoire. Je n’ai jamais montré ces photos à quiconque avant 1989. » 

De la queue d’hier, comme une sorte de mise en scène symbolique du manque, je me surprends à diriger mon objectif vers une queue d’aujourd’hui. Rien n’aurait changé ? La queue est calme, comme figée dans l’air froid du matin. Elle symbolise toutes les queues du monde. Est-ce qu’on y attend quelque denrée rare ? Un sac de café, comme semble l’indiquer l’enseigne ? Pourtant, aujourd’hui les produits du monde entier sont abondants, du centre-ville, aux grands supermarchés périphériques, même si les prix sont dissuasifs pour beaucoup. 

Non ! On y attend simplement que le guichet de la loterie européenne soit ouvert… 

Les guichets se sont ouverts, en effet.  Je veux dire, les guichets de l’Europe, ou les guichets du monde.  Mais parfois j’ai peur qu’ils ne ressemblent qu’à des parloirs de prisons.  

J’ai encore beaucoup à apprendre…

Les clichés en couleur sont de l’auteur

  

 

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