
C’est véritablement un drame pour le cinéma roumain. Un auteur de talent est mort à l’âge où l’on espère tout de la vie, surtout si une œuvre est en train de se former, dans le sentiment qu’elle est unique pour soi, dans le règlement de compte permanent avec l’armoire aux sorcières que nous possédons tous et que cette création offrira certainement un moyen pour son propre pays de rire d’une situation absurde poussée à son comble.
Caragiale se précipite dans une gare de chemins de fer décrépite, dans le lieu le plus improbable de toutes les contrebandes, entre pays de misère et pays en guerre, pays libérés de l’oppression communiste et pays menacés par le nationalisme rampant. Des pays où les Américains ont été trop longtemps espérés comme des sauveurs pour ne pas être considérés aujourd’hui comme des saltimbanques, le jour même où Bill Clinton envoie son armée pour faire oublier ses ébats extra-conjugaux.
Je ne sais pas si une telle introduction suffit à donner envie de lire ce qui suit.
Troisième chronique cinématographique d’une semaine chargée en surprise. Comme un poisson qui revient à la surface après un long temps d’apnée. Un besoin de bulles.

Tout débute en fait dans le bureau d’un sous-ministre aux affaires étrangères – je pense que Andrei Plesu a du bien rire – où l’on reçoit un fax de l’OTAN afin qu’un train de la neutralité mondiale puisse traverser en contrebande un pays ami pour lui permettre d’atteindre les frontières d’un pays en guerre.
Ou bien tout débute lors d’un bombardement américain, à la fin de la seconde guerre mondiale, quand une bombe made in USA se loge dans le plus profond d’une cave roumaine. Sauveurs ou meurtriers ces aviateurs… dont les patrons joueront sur un coin de table, à Yalta, le partage de l’Europe, en laissant la Roumanie entre des mains malfaisantes…pour des décennies.
Ou bien tout débute dans le huis clos d’un père et de sa fille, dans un trou du cul du monde, où on peut imaginer que toute jeune femme a envie de prendre le premier train ou la première voiture pour la capitale…Alors pourquoi ne pas suivre des Américains un peu sortis de films de cow-boys, un peu sortis de clips télévisés de MCM ?
Et puis tout débute et tout se termine dans l’éternel conflit entre ceux qui prélèvent une dîme sur ce qui passe à leur portée : marché en équilibre instable entre les autochtones et les gitans, les citoyens ordinaires et les politiques, les mafias et les trafiquants.

Entre temps, un train bleu gitane, bleu comme tous les trains qui prennent leur temps sur les voies ferrées de la Roumanie, se laisse bêtement piéger par un chef de gare qui n’a pas oublié que la première bombe a atteint ses parents, l’a laissé sur la route, et que les conséquences de Yalta, il les a vécues au quotidien, durant toute sa jeunesse, puis durant son âge mûr, dans le plus absurde des royaumes de l’absurde.
Alors, absurde pour absurde, il prélève une dîme différente de l’ordinaire, celle des cigarettes, des réfrigérateurs ou des bouteilles de vodka, une dîme sur la logique du pouvoir. Il a le pouvoir de dire non. C’est dans le Règlement. Et sans autorisation écrite, chacun sait que le Règlement ne se contourne que par un large pourboire, ou par un retournement de l’histoire. C’est ce dernier retournement là qui l’occupera une semaine durant. Pour le reste, il est déjà la première fortune de son village. Il peut racheter des usines !
Alors bien sûr, une fois le train arrêté, tout se délite et on s’enfonce peu à peu dans le bal de l’absurde. Les soldats américains bien lavés et aux ordres, rencontrent des gradés roumains qui ont une autre idée de l’ordre, et surtout une autre vision du temps. Les soldats américains aux uniformes neufs, sont comme des objets, des jouets magiques, offerts à la convoitise des jeunes filles qui n’espéraient même plus une porte de sortie aussi fascinante et aussi facile.
La suica, remplace le coca et la politique locale passe devant la géopolitique des Balkans.
Tout fout le camp.
Mais on sait bien qu’à la fin l’ordre mondial triomphera. Même si c’est trop tard. Même si la guerre est finie. Et on sait aussi que l’ordre local ne sera plus comme avant, et passera par la mort du bouc émissaire. Il en faut toujours un. Comme le dit la chanson : « C’est celui qui dit la vérité…qui est assassiné ». Et les plus jeunes émigreront enfin : vers les études, vers un métier, vers la capitale. Et peut-être, une fois devenus informaticiens ou architectes, rejoindront-ils les Etats-Unis.
La boucle serait alors bouclée.

Aux deux extrémités des dernières soixante années, l’histoire bégaie, en effet. Les Américains auront pensé libérer un pays, en ouvrant cyniquement les vannes au totalitarisme, en branchant artificiellement ce même pays sur la dictature, sans le délivrer de ses démons. Et ils les auront ouvertes à nouveau, en promettant à ce pays qu’il sera libre le jour où ses enfants auront émigré et où la Roumanie sera mondialisée.
Abandon maximum. Cynisme maximum.
Un film géopolitique donc ? Oui, mais aussi un film décapant, pour lequel, comme d’autres que j’ai déjà évoqués, il faut aux occidentaux quelques clefs de lecture.
Mais s’ils ne les ont pas, ils poseront toutefois facilement les unes sur les autres les images d’Apocalypse now et celles de California Dreamin’.
Ils regarderont le bal de village et son Elvis de banlieue, en le superposant à l’arrivée en hélicoptère des bunnies de Playboy au Vietnam, au milieu d’une horde sauvage de soldats privés de sexe depuis des mois. Trait pour trait, mais comme dans un miroir salement déformant.
Ils superposeront un chef de gare trop malin au Marlon Brando devenu l’idole des sauvages et régnant en maître sur une tribu isolée.
Et ils comprendront un certain sentiment de fascination – haine des habitants d’un pays qui est entré résolument sous le parapluie de l’OTAN, comme s’il s’agissait de la dernière garantie contre le pire des retours.
Un film est toujours une métaphore. Ici, elle est puissante, juste et ravageuse.
Cristian Nemescu, en maître de l’illusionnisme avait tout compris. Et il est mort en rêvant à un feu d’artifice montant derrière une Tour Eiffel de bazar. Méliès n’aurait pas fait mieux !
