Jeudi 3 janvier 2008 : Strasbourg : la fin d’un monde

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Dans la série : je me fais une toile par jour pour rattraper le temps perdu, j’ai cette fois fait mon choix, sans rien laisser au hasard.  

Ce film, « La graine et le mulet » je tenais à le voir. J’en avais entendu parler, bien sûr, mais les films qui font l’unanimité à ce point sont bien rares. 

 J’ai cru revenir à Marseille – même si le film se passe à Sète – dans cette ambiance de fin de siècle ou de fin du monde, où les activités traditionnelles disparaissent au profit des activités touristiques, des besoins des plaisanciers et de la pression de la modernité.  

Et ce film inoubliable ne manque pas d’indiquer ses repères temporaires et ses ancêtres cinématographiques, dans l’espace de temps exact où la société traditionnelle a disparu.  Il s’affiche sans complexe et avec force comme une borne de plus sur le chemin de l’histoire du cinéma qui raconte cette côte française de l’Europe.  

On ne peut pas ne pas penser à l’ambiance de copains et de famille venue des films de Pagnol.

De l’accent marseillais à l’accent pied-noir et à l’accent beur.  

Mais on oublie parfois que le drame qui se noue à partir du sexe, est aussi une référence à « Dieu créa la femme » où une famille de réparateurs de bateaux éclate en plusieurs morceaux au passage de la belle Brigitte Bardot, innocente et perverse à la fois.  

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Les bateaux, dans tous ces films, sont au cœur du sujet, dans le vide ou le trop plein.  Ils sont le symbole du temps et du déplacement, voire parfois du déplacement immobile. 

Marius prend le bateau, sans le dire, en abandonnant sa belle enceinte au vieux beau qui la convoite.  

Brigitte part au large dans un bateau qui prend feu et son sauveur provoquera le drame central, en couchant avec la femme de son frère.  

Et ici, le film commence par un claquement de fesses et une histoire du même nom dont la banalité est pourtant à la base du drame, non de la jalousie, mais de la mort du père par épuisement physique, ou plutôt par épuisement de tout.  Quand il ne reste plus rien ! 

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Les poètes, les conteurs et les mythes de la Méditerranée se diluent semble-t-il dans la faconde des conversations triviales, de bar en restaurant, de boîte de nuit, en quais portuaires, de retour de la pêche, aux couscous des familles, mais c’est bien à un drame méditerranéen auquel on a affaire dans les trois films.  

Au-delà de ces références que je partage avec le cinéaste, non pas en spécialiste du cinéma, mais parce que Pagnol m’a marqué au travers de mes grands-parents et de mes parents qui me faisaient écouter Pierre Fresnay et Raimu, que Brigitte Bardot s’inscrit dans mes premiers fantasmes adolescents et que je viens de faire retour l’été passé sur la côte, ce film s’impose d’un coup.

Parce que sa construction est implacable, de la première seconde, à la dernière et parce qu’il intègre le temps, ou plutôt la lenteur des choses, les freins de la vie, avec une densité rare. 

On appréciera les rapports de famille, et comme on dit aujourd’hui, la diversité culturelle et l’interculturalité. Mais point besoin de qualificatifs inutiles ou trop simplistes.  Il s’agit de la confrontation de deux cultures et de la transposition de vieux conflits venus de l’autre rive. De la confrontation toute nue. 

Il s’agit de la dureté des entreprises envers les vieux. Et du chômage précoce, tout nu. 

Il s’agit de la fatigue d’une vie bien remplie, où les femmes ont toujours servi de garde fou. Et de l’amour des filles pour leur père naturel ou adoptif.  

Il s’agit de la déraison des rêves à l’époque des normes. Et de la folie de vouloir être entrepreneur sans capital, aujourd’hui. 

Il s’agit donc tout simplement de la vie. Mais le drame social, qui était déjà présent dans les deux autres films des années trente ou des années cinquante, est tout aussi violent, inéluctable, mais plus encore : bête et dérisoire. Sa force est là : une histoire de cul, qui se termine par une histoire d’incivilité. Rien de plus ! 

On aura compris que j’ai beaucoup aimé ce film. Mais je l’ai surtout aimé parce que Abdellatif Kechiche sait dominer et accompagner le temps. D’abord par flashs, puis par à-coups, puis dans la durée d’un drame banal, que je ne voudrais pas dévoiler dans ses détails, mais qui est vécu par les spectateurs dans la durée exacte de sa montée, de sa beauté, de sa fascination : la danse du ventre qui calme et fascine une salle en attente et la course derrière la mobylette volée, qui ne peut que se terminer, comme dans une arène, par la mort du taureau. 

Fascination du corps dans le plus beau jeu de séduction des femmes de l’Orient. Fascination du sang sous le soleil et dans la brûlure du sable. 

Toutes les mythologies et les contes fondateurs, dans une histoire de banlieue, qui se noue comme une pièce du théâtre classique.  

Et tout est essentiel, parce que chaque conversation quotidienne, chaque parcours en voiture ou en mobylette, contient la clef de toutes les autres conversations et de tous les autres parcours…et inversement.

Comme dans un film noir. Comme dans un film d’humour marseillais. Comme dans un chef d’œuvre.

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La graine et le mulet 2007 Real : Abdellatif Kechiche Habib Boufares COLLECTION CHRISTOPHEL

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