
Photo: Michel Medinger
Toujours le hasard. Je recherche un peu à l’aveugle de nouvelles écritures ; celles que je ne connais pas. Et les libraires de Strasbourg m’y aident.
Gabriel Janer Manila est né à Majorque en 1940. Il est donc dans sa soixantaine et d’après son profil, plutôt spécialisé dans la littérature pour la jeunesse. Actes Sud vient de publier une traduction de « Tigres » qui a reçu il y a quelques mois un prix décerné par Planeta et le Gouvernement d’Andorre, le prix des lettres catalanes.
Comme tout livre fondé sur le sort misérable d’un trop bel héritier, il se lit un peu en terme de vengeance. Lorsque l’on est le descendant d’une grande famille de la banque, et que l’on est entouré de femmes fatales et pourvu du « regard minéral des tigres », que peut-on espérer après avoir pris tous les accords nécessaires pour donner des coups de griffes aux responsables d’un scandale d’investissement pourri en France et pour s’allier les mafias russes et leurs secrets ? Que peut-on encore espérer en regardant la neige fondre en touchant le sol sur les rives du lac de Genève ?
La mort, bien entendu ; sordide, mais perverse, ouverte à toutes les spéculations…
Disons que ce livre plait surtout par la beauté de son écriture et la somptuosité du portrait du tigre. Tout le contraire du guépard, même si les démons de la Méditerranée inspirent dans les deux cas la fin des empires. Et les dialogues se placent parfaitement bien dans ce décor, où la ville lacustre se situe dans un réseau triangulaire entre les Baléares et le Nord de l’Italie.
« Elle s’habilla en noir et elle se fit confectionner un collier en scarabées noirs vivants, enfilés un à un avec une aiguille. Joseph n’était pas sûr que ce soit un rêve, mais il lui semblait véridique, comme surgi d’un film d’horreur. Il voulait croire que ce n’était qu’un rêve. La veille au soir, elle avait ordonné à la bonne de lui apporter des charançons, des cafards et d’autres insectes. Une douzaine suffirait : dans la cuisine, dans le jardin, cachés entre les pierres, sous l’écorce des troncs des arbres. Alors elle les fit traverser avec l’aiguille et le fil pour qu’ils meurent lentement. Le temps de la cérémonie, elle exhiba cette cruauté séduisante tout en tirant orgueil du collier, un bijou confectionné avec des scarabées vivants qui la faisait jouir des sensations provoquées sur sa peau par les convulsions des petites extrémités désespérées. Les carapaces des coléoptères brillaient comme de l’onyx. Ce sont des pierres qui désespèrent de survivre, comme les poètes, se disait la dame. Les banquiers et les poètes ont une chose en commun : ils ont besoin d’un brin de danger. Les scarabées en ont probablement besoin eux aussi : les ailes rouges, bleues et vertes, déployées ; la carapace métallique, les appendices, la tête, l’abdomen, le thorax, les ergots, les poils épineux de de la bouche, les antennes, les pinces. La dame affirmait qu’il s’agissait d’un collier crépusculaire. Ce n’étaient pas que des scarabées. Il y avait des grillons, des sauterelles, des perce-oreilles, des punaises nauséabondes et des lucioles…Les lucioles brillaient comme des diamants. Du point par lequel passait le fil suintaient les sécrétions empoisonnées des insectes. Les poisons comme on le sait, peuvent être doux. La dame se leva et prit son petit-fils par la main… »
Ce soir de représentation où elle pleure avec son petit-fils la disparition de son fils et de sa bru, qu’elle a fait assassiner avec la complicité de ses homologues, les parents de la mère de son petit-fils.
Les intérêts de la banque sont saufs. Mais elle avouera le secret. Pour le partager ?
J’écris ce souvenir de lecture de début d’année tandis qu’un jeune homme parisien est interrogé pour avoir provoqué la disparition fictive d’un argent réel, dans les trames d’un système d’échanges bancaires qui nous échappe.
Mais s’il s’agit aussi d’une forme de prémonition, ce roman transcende un autre fait d’hiver duquel peut-être on se souviendra : le meurtre du banquier Stern à Genève, en mars 2005, par Cécile B. une « amie » qui poussait avec lui les relations sexuelles dans leurs extrêmes du sado-masochisme.
Qui sait, s’il y avait un commanditaire ? Qui sait si aujourd’hui encore, pour la Société Générale, il y a un commanditaire, sinon un bénéficiaire ? Les relations sont multiples et parfois surprenantes…
On a interrogé à l’époque Pascal Bruckner, le philosophe, qui, semble-t-il fréquentait la même Cécile B, mais on a évité de le faire pour le Ministre Sarkozy et son épouse. Il semble que le procès a été lui aussi repoussé vers la fin de l’année 2007, voire maintenant en 2008 pour éviter que les avocats appellent trop de témoins, même lointains. Les milieux d’affaire et les relations entre banquiers et politiques, sont constants. On le sait. On l’oublie. On le tait.
Le juge doit semble-t-il écouter toutes les conversations téléphoniques que la dame avait gardées : toutes en effet ! Et des vidéos et des photos…un autre roman qu’il est en train de se construire.
Mentionner cette réalité là, ne constituait qu’un simple rappel.
Le roman que j’ai lu est là aussi, dans ce fatras politico-judiciaire, entre copains et coquins, mais bien entendu il est ailleurs. Dans la littérature.
De ce fait divers (d’hiver), le style du romancier en fait une plongée dans la mémoire, allant rechercher sur une île des Baléares l’agonie d’une vieille dame, sûre de son droit inflexible.
Dans l’insularité d’une demeure et dans celle d’un appartement d’où on aperçoit le Mont Blanc par beau temps, une vie se referme pour avoir été empoisonnée à sa naissance.
Et un juge échange sa vie terne avec celle d’un prince trop flamboyant, pour connaître le même sort.
Un labyrinthe ne possède qu’une sortie. C’est cela aussi un roman.
Et les adultes, domme les enfants, aiment tellement se faire peur dans les labyrinthes !