
Choisir le 15 août pour aller se baigner sur la côte méditerranéenne, c’est un peu comme de faire des courses le 24 décembre. En un mot, c’est absurde.
Je voulais absolument approcher de Cassis et revoir ces calanques dont j’avais gardé le souvenir très vivant. Et les vignes du Domaine Bodin qui a aujourd’hui changé de nom. Et les carrières à ciel ouvert dont j’avais rapporté tant de fossiles. Les surfaces baignées de soleil se sont engouffrées ici et là dans les replis les plus profonds du cerveau, des mémoires pliées et repliées par tant d’années.
Mais ces souvenirs semblaient ne plus m’appartenir, tant la foule des voitures était dense. Est-ce que tous étaient venu chercher ce que je voulais en priorité, l’ébahissement du passé présent ?
Je voyage d’habitude à contretemps et je ne suis plus habitué aux actes collectifs. Je ne dis pas qu’il n’y avait que peu de monde en 1965 ; mais ce village me semblait correspondre à la taille humaine de petit port où Monsieur Hulot aurait pu donner son spectacle dégingandé de pêcheur du dimanche. Aujourd’hui des dizaines de milliers de voitures tournaient en cherchant à s’imposer pour pénétrer dans les ruelles, comme dans un autre manège, celui qui ferme le film de Tati, Playtime.
Il a fallu renoncer et pérégriner longtemps pour atteindre une crique au-delà du port de l’Estaque, attache jetée du ciel par Dieu quand il eut vidé le sac, des saints qu’il contenait. Attache pour nous retenir quelques heures, même au milieu d’une foule remuante. Ce sera une prise de vagues un peu unique dans cette semaine trop courte.
Cette baignade aussi me fait l’effet d’un souvenir venu de loin.
Ce sera aussi le moment de sortir de mon sac un livre parmi ceux que j’ai cru pouvoir parcourir si le temps ne me donnait pas la satisfaction de redevenir un adorateur de la lumière.
Je voulais un jour lire le « Guépard », non seulement en hommage à mon père qui m’a offert le film de Visconti, sur les Champs Elysées, comme un cadeau d’après baccalauréat, mais aussi parce que j’ai parcouru le parc du Guépard il y a à peine trois mois. J’avais entendu dire qu’une nouvelle traduction venait de paraître, mettant en perspective l’incroyable sauvetage d’un roman transmis par-delà la mort et donnant du nerf à une ambiance qui pourrait autrement, en français, paraître décalée.
Je n’ai pas été déçu. Même bizarrement incomplet, ce livre se remplit tout naturellement des années qui lui manquent, comme si nous étions capables d’en couvrir les failles. Les chapitres définitifs de ce roman coulent comme un fleuve plein de surprise et quand un rocher est aspergé en frémissant par un verbe sans retour, c’est d’une force littéraire rare.
A la fin d’un monde ! Dans les derniers crissements de la soierie, quand un chien empaillé vient finir sa course empoussiérée dans l’arrière-cour d’un palais, quelques années après que le félin impérial eut emporté avec lui la destinée d’un monde.
Et nous autres spectateurs, n’avons retenu qu’un bal et l’arrivée de Garibaldi. Il s’agit pourtant d’une noblesse qui doit avouer sa défaite et accepter les alliances qui signifieront sa perte. Point de tête coupée, mais une sorte de caricature qui s’installe, pour oblitérer le réel de la cérémonie et en symboliser les usages, dans un patrimoine conservé pour l’exemple.
Je suis tombé sous un charme majeur. J’ai contemplé dans le rétroviseur les effarements paysagers découverts en avril.
« La récitation quotidienne du Rosaire était finie. Pendant une demi-heure la voix paisible du Prince avait rappelé les Mystères Douloureux ; pendant une demi-heure d’autres voix, entremêlées, avaient tissé un bruissement ondoyant d’où s’étaient détachées les fleurs d’or de mots inaccoutumés : amour, virginité, mort ; et pendant que durait ce bruissement le salon rococo semblait avoir changé d’aspect ; même les perroquets qui déployaient leurs ailes irisées sur la soie de la tenture avaient paru intimidés ; même la Marie Madeleine entre les deux fenêtres, ressemblait davantage à une pénitente qu’à une belle grande blonde, perdue dans on ne sait quels rêves, comme on la voyait toujours… »
Première longue phrase cérémonieuse comme une scène de théâtre baroque.
« Puis tout s’apaisa dans un petit tas de poussière livide »
Dernière phrase brève quand l’auteur se sait déjà condamné et que dans l’aube du XXe siècle, il anticipe une Sicile détachée de tout. Une Sicile qu’aucun état n’arrivera vraiment à contrôler tant ses strates culturelles qui méritent une attention poétique soutenue, plutôt qu’un contrôle administratif, sont rebelles à tout ordre centralisé. Des strates qui libéreront pour encore des siècles, les odeurs des fauves qui ont réussi, pour de brèves périodes à en embrasser, comme le Prince Salina ou Roger II, le territoire.
Des plages de Sicile en attente d’amoureux cachés, aux plages de loisirs dédiées à la Vierge de la mi-août, un moment d’histoire est passé.
C’est à Giuseppe Tomasi de Lampedusa et à son traducteur Jean-Paul Manganaro que je dois cet arc électrique entre les siècles.