Vendredi 20 avril, Selinunte : le monde des pierres

Dans la vision rétrospective des déplacements récents, je devais revenir – ne serait-ce qu’un instant – en Sicile, dans le cours de ces quelques jours d’avril consacrés à faire un pas de plus dans l’organisation de l’itinéraire des Phéniciens et dans les prémices d’un itinéraire de la vigne

Je m’étais promis que mon prochain voyage en Sicile serait plus proche de la dimension imaginaire du territoire. Pourtant, il aura fallu s’adapter à l’ensemble des rencontres, des réunions, des visites qui constituent le tissu vivant de l’itinéraire.

En Sicile on signe beaucoup de protocoles et les notaires ont par conséquent beaucoup de travail. Entre Italie, France (Corse) et Grèce, Espagne à distance, Malte espéré, Chypre pressenti et encore d’autres pays situés sur l’autre rive de la Méditerranée, les accords avancent à petits pas. Mais les villes siciliennes, les partenaires touristiques, dans le cadre d’approches nouvelles (la « pêche tourisme », le trekking archéologique…jusqu’à l’oenogastronomie) commencent à construire ensemble des produits concrets qui seront offerts d’ici peu aux touristes, s’ils ne le sont pas déjà.  

Mais pour ce retour en arrière, il me faut simplement retrouver les images rangées dans un dossier informatique. Au fait je vois que je ne prends pas même le temps de mettre ces photographies nombreuses, plus de trois mille par an, dans des porte folios. Sans doute est-ce l’aspect trop peu pratique de cette fonction dans le blog du Monde.  

Première image : le coucher de soleil à Castelvetrano, tout près du site archéologique de Selinunte. Les barques de pêcheurs sont au repos. Et on devine une sorte de pont aérien vers la Tunisie, si proche. En regardant l’horizon, je ne peux que penser aux jours de vent quand le sirocco apporte une poussière jaunâtre ; parfois plus orange. Il paraît qu’on la retrouve aussi, bien plus loin, dans les Alpes, sur la neige des glaciers.  

Deuxième souvenir : le parcours des allées mortes, envahies de fleurs à cette saison. Colonnes remontées, rêvées par des archéologues plongés en permanence dans une vie disparue, qui doit s’imaginer par traces et par bribes. Les traces des roues des chars, les signes de l’aménagement des trottoirs, les excavations artificielles des caves et les puits, la trace des poutres des portes, dans la pierre rongée.

Depuis quand cette vie disparue est-elle redevenue précieuse à nos yeux ? Pourquoi cet intérêt pour les systèmes de défense des sites qui ont enregistré des pouvoirs contraires ? La marche des troupes de vaisseaux puniques à l’horizon… 

Et les pas des élèves du lycée de Castelvetrano en immersion. Grand parcours sous le soleil. Parcours vers l’ailleurs. A l’horizon, les bateaux, dans un rêve ? Et d’un lycée à l’autre, comme en Roumanie, des élèves qui souhaitent reconsidérer en quoi des Sardes ou des Corses, des Tunisiens ou des Catalans, leurs copains potentiels, partagent quelque chose d’essentiel situé au-delà et en deçà de ce qui fait la présence envahissante du monde occidental.

Une présence / absence dans les fenêtres qu’ils regardent et les messages qu’ils reçoivent, immédiats, aujourd’hui, dans un présent permanent et constamment remplacé par un autre présent, aussi immédiat, et chaque fois encore plus fort, plus médiatique, plus artificiel, plus coupé des pierres sur lesquelles ils marchent et qui les entourent sans qu’ils s’en rendent toujours compte. 

Est-ce cela la leçon qui sera dite…et comprise ? 

Sur la pierre, du pain noir venu du boulanger de Selinunte et de l’huile d’olive, produite dans les environs.  Autres marques d’ancrage ? 

Les pierres sont des bornes, mais d’abord des bornes du temps. Quand je m’y assieds, quand j’y cale ma vision, à l’abri d’un soleil déjà chaud, je ne veux rien d’autre que me situer.

Eux aussi ?     

Et l’huile d’olive s’exhale non loin de moi.  Un autre chant que celui de Jacques Lacarrière, l’an passé à Delphes, celui de Vicenzo Consolo :

« L’arbre à la forme tourmentée, à la forme de l’agonie, d’où l’âme aspire à sortir, à se consumer en brûlant, comme l’huile dans une lampe, apparaîtra : pour revenir, en s’annihilant, dans la nudité, dans la vérité, dans le flux initial. »

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