Samedi 2 décembre 2006, Venise : collages

La lumière traverse le velours. L’ombre de la grille se découpe. Son image est portée par le soleil, comme un motif marqué au fer sur le tissu cramoisi. L’ombre des pigeons qui passent et repassent, crée un ballet muet derrière la fenêtre.

Cliché MTP.

Ce semblant de lumière baigne tout de même légèrement les panneaux de bois, les toiles marouflées. On est à l’intérieur d’un lieu de prière. La « Scuola Dalmata dei SS. Giorgio e Trifone » ou si je lis bien « San Giorgio agli Schiavoni ». Une de ces écoles destinées à l’entraide des pauvres, comme Venise en voit naître à la fin du XVe siècle. Bois sombres et peintres de l’émerveillement.  

J’attends au premier étage, devant la représentation des ossements sculptés dans le bois, que le dragon laissera derrière lui, une fois terrassé, dans une sorte de bas-relief ou Georges triomphe de l’effroi et souligne le respect des morts.  Le bruit des canots à moteur qui passent n’arrive pas à estomper la voix du guide qui, un étage plus bas, explique la différence symbolique entre la connaissance divine et la connaissance expérimentale. J’attendrai qu’il ait terminé pour prendre le temps de contempler à mon tour, dans le calme.  

A l’extrémité du cycle des peintures de Carpaccio qui ceinturent la partie haute de la chapelle, un petit chien regarde la vision de saint Augustin, connue longtemps comme une inspiration de saint Jérôme. Je découvre au retour que cette image est en fait un miroir dans lequel plusieurs visiteurs ont déjà projeté leurs propres désirs. Pour n’en citer que trois : John Ruskin qui relève toutes les pierres de la ville et ensuite, Henry James et Marcel Proust qui suivent ces relevés avec « Les pierres de Venise » à la main.  

La Vision de saint Augustin

Si j’y songe bien, je pourrais retrouver réuni dans cette pièce close représentée, où souffle le verbe divin, tout ce que j’espérais lorsque j’ai répondu quand j’avais seize ans à la question : comment voyez-vous votre maison ? : un laboratoire, une bibliothèque, un salon de musique, une salle de cinéma…tout cela à la fois. 

Tout est là en effet. Des livres ouverts, épars. Des instruments pour mesurer le monde. Et peut-être, des partitions pour la musique divine.  Le petit animal blanc, le chien sage semble avoir compris. En tout cas, il est confiant ! Le saint homme regarde vers sa gauche d’un air serein. Tout est calme. La science est en marche. Mais elle dialogue sans jalousie avec la crosse et la mitre représentées à l’arrière du tableau. Est-ce une des réponses possibles aux interrogations de Benoît XVI ? 

Dois-je l’avouer, je n’ai pas lu Ruskin ni Henry James avant de partir et il faut que je prenne le temps de me plonger quarante-quatre années en arrière quand j’ai découvert les traductions que Proust fit de Ruskin. Tout cela est bien enfoui.  Je suis donc arrivé dans cette chapelle blanche qui m’attirait juste derrière un pont, par le plus grand des hasards. Aimant ? 

Et pourtant j’ai marché des heures. Juste pour marcher et courir à la rencontre des habitants, à l’heure de leurs courses et de celle où les enfants sont de retour de l’école. Pour m’assurer en quelque sorte de la réalité d’une vie derrière le décor. Pour savoir qu’elle était la vie des Vénitiens quand les touristes sont partis. Mieux encore dans les quartiers où les touristes viennent peu.  Mais le plus long moment de contemplation interne s’est déroulé là. A preuve que j’avais, au bout de quelques heures, mis mes pas dans des pas qui ont laissé leur empreinte. 

Saint Georges et le Dragon

Saint Georges, pris entre l’attaque du dragon et le moment où l’animal mythique devient une « monstration », le museau lié et tiré par la ceinture d’une vierge. Autrement dit la gueule fermée par la virginité. Dans le respect forcé de ces Turcs enturbannés qui sont comme la réplique du monstre, domestiqués eux aussi, en rangs serrés et médusés. On assiste en direct à la reddition de la force qui devient un compagnon de jeu, qui amène l’incroyant à croire. Un spectacle. Un vrai spectacle comme à Hollywood. La fin d’un film. Et à l’arrière toutes les forces contraires et contradictoires de Jérusalem se trouvent réunies. Collage architectural dont le sens est de confronter le Saint Sépulcre au Temple de Salomon et à une mosquée. Le rêve de Benoît XVI, à nouveau ? 

Ici tout est en double et tout est trouble.  Cette ville, c’est bien vrai, est à la fois un collage et un labyrinthe.  Est-ce que cette ville est invisible ou improbable ?  Elle est les deux certainement, mais d’une toute autre manière que la plupart des autres villes mythiques, au-delà de l’histoire que l’on raconte et qui fonde la mythologie sur la conquête difficile et toujours incertaine de la mer, même aujourd’hui.  Cette ville est un collage, en effet, une collection dépareillée que le temps a contribué à transformer en un bloc compact où la trace des soudures a souvent totalement disparu. 

Certes, toutes les villes sont des collages d’époques et de styles plus ou moins réussis. Mais ici il s’agit de citations. Cette ville c’est Carpaccio en personne, incarnée hors de la peinture : la statue grecque, la pierre philosophale, le nombre d’or, le marbre vert, la mosquée, le lien byzantin font partie de la construction matérialisée de l’espace représenté, puis de l’espace réel.  Mais dans chaque coin de la plus petite ruelle, le même processus est en marche. Des photographies des disparus s’accumulent derrière la grille où figure la madone à l’enfant, comme des sarcophages en miniature, comme des doges du quotidien, inscrits sous la protection d’un chromo. Une sculpture de pierre blanche arrachée à on ne sait quelle fouille est venue se fondre dans la brique. Les briques elles-mêmes semblent rassemblées là comme après un pillage. L’enduit de ciment qui a été plaqué récemment et même le graffiti semblent faire partie d’une même histoire. Il ne manque que la plante que l’on viendra accrocher et le fil où le linge se suspend. 

Triomphe de saint Georges

Dans le reflet, une ville se veut reflet d’elle-même à l’infini, reflet dans l’eau et reflet de son passé.  Le peep-show est partout et moi-même je regarde à la fenêtre ce qui se passe chez les voisins situés en dessous, silhouettes dont l’image se reflète à la fois dans l’eau et dans les vitres vénitiennes.  Dans les églises, les peintures de Tiepolo et Tintoret ne peuvent être vues qu’une fois l’argent glissé dans la fente. Elles sont éclairées comme le sein d’une courtisane quand le rideau se lève, pour se refermer brusquement en pleine montée du désir.  

Et mon désir, pas après pas, n’a fait que croître.

Cliché MTP.

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