Comment, au plein centre de ce grand écart que nous évoquions hier, peuvent bien se définir les jeunes ? Je les regarde dans la rue, à Vilnius et ils me semblent vivants et beaux, plus dynamiques que ceux que je côtoie au Luxembourg. Mais je n’oublie pas qu’à Paris ils sont dans la rue…pour d’autres raisons.

Je regarde aussi Giedrius, un designer que tout désigne comme un grand couturier et que j’ai appris à connaître depuis deux ans
Giedrius est un petit lutin aux cheveux roux, d’allure très russe. Il est muet. C’est sa sœur qui discute avec les clients. Mais on ne s’aperçoit pas tout de suite, et surtout on oublie très vite qu’il ne parle pas. Ses yeux parlent, ses mains parlent et il danse en permanence la danse de la création. Il saute d’une robe à l’autre, il fait venir les couturières qui sont dans l’atelier derrière. Il montre…il suit de la main un revers, il dessine dans l’espace. Il rit et une sorte de son inarticulé traduit ses sentiments. Il trace un trait de craie. Il empoigne le tissus. Il mime de tout son corps, un peu comme Noureïev lorsqu’il était jeune quand il mimait un oiseau. Mais il est moins corpulent que Noureïev, moins musclé et on a parfois le sentiment qu’il plaisante avec son corps. Plus clown que danseur ?
A Vilnius, on peut trouver facilement des vêtement de prêt-à-porter en lin. Mais il n’y avait pas encore, il y a trois ans, de créateur qui traite ce matériau comme un tissu pour la couture.
Parmi nos créateurs de l’Ouest il faut dire qu’il n’y en n’a pas beaucoup non plus : Anne-Marie Berreta, Marithé et François Girbaud…et le père du lin Michel Schreiber qui habillait Mitterand et mon ami François Mathey, Directeur du Musée des Arts Décoratifs.
Mais en Lituanie, on est situé sur la ceinture agricole de production du lin qui va de la côte normande française en passant par les Pays-Bas et en continuant jusqu’en Russie, le long de la Baltique…
Giedrius est un tailleur, un homme de la couture, qui sait ce que veut dire le tomber et la taille d’un tissu. Il a fait des vêtements de soirée en lin noir d’une grâce rare…et sa nouvelle collection en lin brut est elle aussi touchée par la grâce.
Il me fait penser à un autre couturier, Français celui-là, Marc Audibet qui, au début des années 80, à peu près en même temps qu’Azzedine Alaia a décidé de travailler le stretch, ce tissu de sous-vêtement ou de sport, comme Madeleine Vionnet ou Madame Grès travaillaient la soie. Un personnage un peu proustien qui m’avait dit naïvement « J’ai mis l’article que vous avez écrit sur moi dans le dossier pour mon banquier ».
Inutile de te dire qu’avec des raisonnements pareils il a fait faillite…
La dernière fois où j’ai entendu parler de lui, il travaillait magnifiquement pour les autres, il dessinait pour Ferragamo…mais en 2002 il est parti en raison des contraintes.
Il m’avait invité à déjeuner du côté du Palais de Tokyo. Un de rares créateurs, avec François Girbaud, avec qui j’ai eu vraiment plaisir de parler d’autre chose que de marketing…Lui parlait de Madeleine Vionnet, justement, puis des palais italiens et de la mode de la Renaissance.
C’était en 1991, je rêvais sans bien comprendre.
Depuis je suis venu à Florence y regarder d’un peu plus près…
Giedrius a un site qui mérite plus qu’un coup d’œil.

Vendredi soir, mon ami Alfredas m’emmène à la galerie d’art moderne de Vilnius. Pour les défilés de mode où, justement Giedrius présente ses créations pour l’été.
La soirée, qui a lieu deux fois par an s’appelle : « l’infection de la mode ». L’idée que la mode ne doit pas rester enfermée dans les usines du prêt-à-porter ou dans les studios de design des stylistes. J’ai déjà entendu cela il y a vingt ans en France. On nommait ce mouvement l’art portable et les musées d’art s’ouvraient à des happenings où le vêtement servait de prétexte à une mise en scène. Le mouvement était venu des Etats-Unis quand, dans les années soixante, la tapisserie est passée du mur sur le corps des artistes…Parallèlement les créateurs de mode investissaient les lieux de création, les musées, ou les galeries d’art pour leurs défilés.
Ici c’est plus ambigu, les six « designers- artistes » qui se sont groupés pour un soir sont hétérogènes. Ils n’ont pas organisé un happening, mais un vrai défilé avec des mannequins choisis dans leurs écoles ou parmi leurs copains des franges artistiques.
Giedrius qui a engagé les jeunes chanteurs, les égéries du rock local, fait figure d’exception par son assurance et son métier.
Une jeune femme qui travaille en noir et blanc avec beaucoup d’humour est un peu dans son sillage. Elle cite Julio Cortàzar sur son carton d’invitation et prétend elle aussi avoir un site web, mais pour l’instant il n’y a qu’un écran.
Les autres, venus en effet plutôt des écoles de Beaux-Arts sont parfois à la marge de la sculpture : en feutre teint pour l’une, avec des grandes coiffures de pvc gonflé d’hélium, façon marquises pour une autre. Un peu anecdotique. Mais leurs copains viennent les embrasser et leur offrir des fleurs.
Il y a du monde. La moyenne d’âge doit se situer autour de vingt-cinq ans. Pourtant ils sont tous bien sages. Même les musiques, un peu boîtes, un peu clubs – je suppose – n’ont pas vraiment d’intention agressive ou transgressive.

Ce n’est donc pas une véritable épidémie, comme le suggère le titre ou comme j’ai pu le voir à Bruxelles ou à Londres quand j’ai fait partie de jurys d’écoles.
Ils sont tous très beaux. C’est même presque trop. Comme si toutes les plus belles filles – il y a finalement peu de garçons dans la salle – de ce pays s’étaient donné rendez-vous là. Blondes, plutôt que brunes. Des jambes immenses. Fines. Une splendeur.
Mon ami Jomantas me dit un peu perfidement : « Pourquoi crois-tu que ce sont nos filles qui peuplent les bordels du Moyen-Orient ? ».
Ben oui, peut-être. Mais il est vrai que là où j’attendais un peu de folie, de révolte, je n’ai vu qu’une jeunesse un peu trop glamour, qui avait plutôt devant les yeux Pamela Anderson que Björg…
Aurais-je eu un sentiment différent à Bucarest où les filles sont tout aussi belles, avec les jambes tout aussi longues, et où le brun domine ?
Peut-on demander à ceux de vingt ans de récapituler la douleur et la souffrance de leurs parents ? Ou de créer un nouveau modèle social.
L’attraction du monde occidental, pour ne pas dire des USA est trop grand.
Pour leurs parents…je veux dire ceux de leurs pays, de la génération précédente, l’Amérique était le pays de la liberté ; celui où on pouvait trouver sa place et un métier, voire un sanctuaire si on était Juif et se retrouver soi-même et prendre même de l’ascendant en apportant du neuf.
Pour eux l’Amérique est un modèle…
Comme la France et l’Amérique à la fois ont été un modèle pour Romain Gary, et la Lituanie un lieu de vacances pour Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. ? Evidemment non !
Mais est-ce que je peux parler de ces jeunes qui ont visiblement trouvé leur modèle extérieur et leur confronter la destinée de Romain Gary, cet écrivain français né à Vilnius, d’une mère française et d’un père russe, qui s’est nommé Kacew à l’origine, mais qui a pris au cours de sa vie de nombreux autres pseudonymes.
Sa fascination pour l’Occident lui venait d’un autre temps, du temps où les Russes parlaient français, comme une partie des intellectuels lituaniens et polonais. D’un temps où cette fascination permettait de se fondre dans une autre culture, la Française d’abord, puis l’Américaine ensuite en étant consul aux Etats-Unis et en épousant Jean Seberg, elle-même prise entre deux cultures.
Il disparut en se suicidant, un an après l’actrice de Godard et après avoir obtenu deux Prix Goncourt sous deux de ses pseudonymes différents.
Tout le monde a lu un jour ou l’autre « La Promesse de l’Aube » :
« Dans un univers de plus en plus démystifié, la mystification devenait une hygiène indispensable, une respiration artificielle, en attendant la naissance de nouveaux grands rythmes respiratoires. »
Est-ce que cette phrase superbe est toujours valable, encore plus valable peut-être qu’après la période nazie, pour la Lituanie…et pour la France ?
Est-ce que la mystification peut devenir une défense suprême, un pied de nez posthume, en attendant que les sociétés reprennent leur souffle ?
